Novorissia Today : Le couple Magué a tout récemment offert à la veuve du jeune officier tombé à Palmyre, Alexandre Prokhorenko, des médailles de famille (une croix de guerre 39-45 et une légion d’honneur). Que vous a inspiré ce geste?
Yannick Jaffré : C’est un geste émouvant, qui m’emplit en même temps d’une certaine mélancolie. A sa petite échelle, il renoue entre les deux pays des liens que les élites françaises veulent distendre ou même trancher ; il rapproche aussi symboliquement les générations des deux pays devant l’ennemi commun, d’hier et d’aujourd’hui ; il rappelle enfin la condition militaire du politique que le gaucho-libéralisme ambiant fait sortir de notre champ de vision. Tandis que nos soldats meurent dans l’anonymat, loin de nos regards, les Russes honorent les leurs plus personnellement. En faisant don à sa veuve d’une croix de guerre et d’une légion d’honneur familiales, les époux Magué ont donné pour nous un visage au soldat Alexandre Prokhorenko. Encerclé par les djihadistes de Daesh, il a commandé à l’aviation russe un tir sur sa propre position. Héros de guerre par le sacrifice conscient de soi, il serait resté, sans les Magué, dans les ténèbres médiatiques françaises. Ils l’ont remonté par leur initiative vers les limbes, la pleine lumière étant, hélas, réservée au migrant, à l’antifa et à Bernard-Henri Lévy.
Par delà cette partialité habituelle des médias français, ma mélancolie vient du contraste entre la noblesse de ce dialogue – le président Poutine ayant fait écrire une réponse reconnaissante aux Magué -, et la misère symbolique dans laquelle nos élites plongent l’histoire de France. Si une mobilisation énergique des internautes patriotes a empêché le rappeur francophobe Black M de salir à Verdun la mémoire des poilus avec son « ambiancement », le grand cimetière a quand même été le théâtre d’un pathétique « flash mob » de MJC. Devant le spectacle de ces jeunes courant entre les tombes, on a mesuré, une fois de plus, combien nos élites ont perdu tout sens de gravité historique. Privé de cette oreille interne, on perd pied, on titube, on s’agite comme un coq sans tête dans un espace sans profondeur. On est Hollande. Que le coq français retrouve une tête, d’urgence !
En tenant compte du nihilisme mercantile qui s’empare d’une partie de sa population, la Russie présente un autre bilan de santé. Ayant connu il y a 25 ans un changement radical de régime, au terme d’un XXe siècle convulsionné, les Russes conservent une conscience aiguë de la violence de l’histoire. Peuple de tradition entre tous, on n’imagine pas chez eux la « cérémonie » de Verdun, ni d’ailleurs nos processionnaires de la place de la République qui « luttent » contre Daesh à coups de bisous. D’où ma mélancolie devant ce couple de vieux Français de toujours, plus vivant que tant de jeunes. Mais ne cultivant pas le goût douteux de chanter sur les ruines, je ne cède pas à l’élégie. Je suis profondément convaincu que cette sensibilité est encore ancrée en France chez les invisibles majoritaires, et que les Magué ne sont pas une île perdue dans un océan d’oubli. Après tout, j’ai bien été pris moi-même dans l’idéologie post-nationale des années 80 et j’en suis sorti – sauf, net et patriote !
Pour s’élever au plan méta-historique, il y a une loi ou, plus exactement, une contre-loi qui commande la vie des temps : aucune époque n’est jamais parfaitement synchronique (la preuve par les Magué), et jamais aucun pouvoir n’a conquis une hégémonie sans failles. Reste qu’on peut se faire exploser, à l’échelle d’une vie d’homme, par le dominant de l’heure. Les témoignages moraux ne suffiront pas…
Novorossia Today : L’année dernière François Hollande avait, à l’instar d’Angela Merkel et de Barack Obama, décliné l’invitation de la Russie à venir assister aux célébrations du 70ème anniversaire de la victoire des troupes soviétiques sur l’Allemagne nazie durant la Seconde Guerre Mondiale. Une attitude prévisible selon vous ?
Yannick Jaffré : Je vois dans cette attitude un lamentable manque de sens diplomatique et surtout, plus profondément encore, de magnanimité au sens littéral. Les élites françaises, président de la République en tête, ne sont pas animées par ce sens du grand qui propulse, au-dessus des conflits actuels, vers les horizons du temps long. C’est-à-dire le temps des peuples avec leurs héros, leurs œuvres collectives et, en l’espèce, leurs alliances passées. Être magnanime ne signifie pas, pour un chef d’État, qu’il élude les antagonismes présents – et le gouvernement français est libre d’avoir tort en ostracisant la Russie. Mais il revient aux dirigeants de respecter le passé et l’honneur des nations – ce qui permet aussi de ne pas insulter un avenir dont nul ne sait de quoi il sera fait…
En l’occurrence, passant sur l’affront, le président Poutine a rendu hommage, lui, aux Alliés en général et à Normandie-Niemen en particulier. Dans un discours de haute tenue, magnanime donc, il a placé les dirigeants français sous un cruel contraste révélant leur nanisme politique. Hollande devrait s’inspirer de De Gaulle et de Mitterrand qui séparaient (avec toutefois plus d’évidence et de légitimité pour le premier que pour le second…) le Pétain de Verdun et celui de 1940-44. Dans cet élément du verbe et de l’histoire, on m’objectera qu’un médiocre peut toujours emprunter les habits de la grandeur. Et c’est en effet ce qui advient depuis Sarkozy au moins qui, récitant des discours écrits par plus cultivés, rappelait à lui les mânes de Jaurès et de la Résistance. Faut-il être extra-lucide pour voir qu’elles n’ont jamais animé ce parvenu « bling-bling » des années 80 ? Si je voulais être optimiste, je dirais, en démarquant La Rochefoucauld, qu’il rendait alors l’hommage du vice communicationnel à la vertu politique. Mais il y a tout de même des limites au transformisme. On reste fatalement ce qu’on est, et le Fouquet’s a délivré la vérité de toutes les parades commémoratives dans le maquis du Vercors. Pour revenir à notre affaire, Hollande et son gouvernement n’ont pas été dans cette circonstance inférieurs à eux-mêmes. C’est dire le niveau…